Gilles Vigneault, Veilleur de nuit et d’humanité - Une lettre d’amour à la Terre

Comme une chanson d’amour, le tout nouvel album de Gilles Vigneault

Pour parler de Comme une chanson d’amour, son tout nouvel album lancé la semaine où il soufflait ses 93 ans, Gilles Vigneault reçoit. Chez lui.


Pas de Zoom ni d’écrans interposés. Rien au téléphone, début de surdité oblige. Rien que des conversations entre quatre zyeux et Joreilles, avec une minuscule poignée de journaliste invités dans son local de répétition de Saint-Placide. Des intervieweurs dûment vaccinés, et bien conscients du privilège que nous fait le vénérable Vigneault, à vouloir lire les questions sur nos lèvres, et ce, le jour même de son anniversaire.

Le cadeau, c’est lui qui nous l’offre. Lui, le vénérable chêne. Lui, l’intarissable ruisseau de paroles.

Si l’on s’amuse ainsi à l’habiller d’eau et de feuilles, c’est que la nature est le grand décor et le coeur de ses nouvelles compositions: 10 chansons originales où les saisons et les quatre éléments primordiaux prennent la parole pour vivifier la fibre environnementale des jeunes et des moins jeunes.

Sur l’album, dont Jim Corcoran a pris la direction artistique – assisté de Claude Champagne, coréalisateur – figure aussi Joreille, un mini-conte évoquant la peur, ancestrale et viscérale, de l’Autre, qui dévore l’âme et tétanise.

Quasiment pas de personnages, au détour de ces chansons. Très peu de gens. Juste du Pays. La Nature, n’est-ce pas la seule chose qui mérite d’être chantée, quand on a déjà tant dit ou tout écrit? Ça et l’Amour et le Langage... ces deux oiseaux-là sont à ses yeux, au même titre que Monsieur l’Air ou Madame L’eau, deux «élements» fondamentaux de plus, à dire en majuscules.

Géant à hauteur d’enfance

Cet album juvénile (et non enfantin), c’est un retour à l’essentiel. Au fondamental. À la source de toute vie. Les textes résonnent d’ailleurs moins comme un avertissement (ce qu’ils sont pourtant) aux humains que comme l’héritage de tout ce que Vigneault, géant à hauteur d’enfance, veut laisser aux générations futures, en cas de disparition prématurée. Oh, ce n’est pas pour demain la veille! promet Vigneault, fringant, et déjà prêt à remettre le couvert l’an prochain.

Mais c’est indéniablement à l’enfance que s’adressent les poétiques allégories de Comme une chanson d’amour. Pour s’en convaincre, il suffit de voir son visage s’illuminer lorsqu’on évoque ce garçon de 9 ans de notre entourage – appelons-le Nathanaël – qui aime entonner les premiers couplets de Quand vous mourrez de nos amours...

«Si l’une de mes chansons, ou l’un de mes refrains, quel qu’il soit, survit dans la tête et l’âme d’un enfant, [voilà] une promesse d’immortalité – qui en vaut bien d’autres, se réjouit Gilles Vigneault. [C’est] une pérennité que même l’imprimé ou le gravé sur disque n’arrive pas à perpétuer. Cet enfant-là aura peut-être l’occasion d’être le grand-père de quelqu’un... et de lui chanter à son tour cette chanson. Ce qui perpétue une chanson, c’est la mémoire des gens. Alors ça, c’est un cadeau extraordinaire. [...] Vous lui direz ça, à Nathanaël.»

Enfants, Vous serez nos veilleurs

«Écrire, c’est se projeter sur l’Autre dans un miroir... qui nous renvoie la plupart du temps [notre] image. Et c’est pour ça que j’ai écrit là-dedans une lettre anonyme : [la chanson titre] Comme une chanson d’amour qui est une lettre d’amour à la planète Terre.»

Sa chanson Le veilleur met en scène Joreille, qui zyeute et tend l’oreille pour le bien de l’humanité. Ce personnage «important», qui apparaît aussi dans le conte introduisant la chanson, permet à Vigneault de «parler de la peur». Joreille «dit entre autres que quand on voit pas très bien ce qui nous fait peur, on doit regarder à l’intérieur de soi. Et on découvre que c’est la peur de l’Autre, de l’étranger, de ce qu’on ne connaît pas. Et la peur de soi-même. [Celle] qu’on se fabrique pour se faire peur.»

«J’ai donné un gros travail — une grosse job comme on dirait à Natashquan — au Veilleur, [ce] personnage que je m’efforce d’être», poursuit Gilles Vigneault, en souvenir de ce «vieux professeur de Rimouski qui s’appelait Georges Beaulieu, et qui, m’ayant donné à traduire quelques vers de Virgile, m’avait dit : ‘vous [les jeunes générations] serez des surveillants. Vous serez nos veilleurs.’»

Son enseignant lui avait fait traduire le chant de Custos, tiré des Géorgiques de Virgile. «Le Veilleur, c’était quelqu’un qui s’informait: ‘Custos Quid De Nocte?’ [en latin : Veilleur, qu’en est-il de la nuit ?] Et Custos, le veilleur, répondait: ‘Je ne vois rien venir dans la plaine; j’ai regardé au loin : tout est calme!’ Autrement dit : il n’y a pas de guerre, pas d’ennemis. Tout a l’air tranquille. Dormez en paix, je veille! Et je l’ai appelé Joreille, lui qui zyeute déjà profondément, avec son espèce de vieux télescope...»

Dompter la peur

La peur, Gille Vigneault n’en est pas exempt.

Oh, pas la peur d’être rendu au bout du chemin, d’avoir atteint «le sommet» et de commencer à crapahuter de «l’autre côté de la montagne». Après tout, la mort, «ce n’est pas la fin de moi, c’est une étape. Nous sommes les étapes les uns des autres. Ce n’est pas la fin de tout, puisque Nathanaël va continuer» à fredonner une de mes chansons.

Ce qui l’«inquiète», c’est plutôt «la peur elle-même». La peur d’avoir peur. Et «d’oser des choses».

«C’est quelque chose d’intérieur, que non seulement le Veilleur éprouvait, mais que j’ai, moi aussi» et qui nourrit «cette vieille, vieille peur humaine de tout ce qui nous est étranger, et qui nous semble automatiquement étrange et inquiétant.»

«La peur paralyse l’envie de connaître l’Autre. [...] Quand on se connaît, on est un petit peu responsable de la personne qu’on vient de rencontrer. Et elle aussi – on ne le sait pas toujours – est responsable de nous. Par exemple, tu es responsable de moi, en ce moment...» sourit-il, en fin renard St-Exupéryien.

L’autre grande crainte – intolérable – de Gilles Vigneault, c’est celle de devoir partir avec l’impression qu’il laisse une «cabane en désordre». Bien entendu, le poète évoque ici, par métaphore, la planète – et non quelque paperasse testamentaire.

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«Sur des airs de fin du monde»

Pour Gilles Vigneault, «composer une chanson et chanter est un acte politique, aujourd’hui. N’importe où dans le monde. [...] La minute qu’on parle de notre situation, et de la situation de l’Autre sur la planète Terre, alors, là, ça devient politique.» 

C’est un geste politique, dit-il, que de s’adresser aux enfants, en écrivant, comme il le fait dans Monsieur L’Air, «Pendant que les glaciers fondent / On voit les enfants s’unir / Sur des airs de fin du monde / En parlant de l’Avenir». Et de leur chuchoter, comme un grand-père désolé :  «J’aimerais bien te laisser une maison en ordre. Une planète propre et vivable». 

À l’heure où les adultes regardent, les yeux plein de promesses, ces lointaines galaxies, croyant y entrevoir la planète qu’ils présagent terra-formable, Vigneault le Veilleur se pique de s’adresser à tous les petits Nathanaël du monde, pour leur dire: «Méfie-toi de faire trop confiance à la possibilité de ces autres ‘terres’ soi-disant habitables, [car] la chaloupe pour y aller n’est pas bâtie et je ne pense pas qu’elle sera bâtie dans le siècle qui vient. 

«Tu n’iras pas, et moi non plus; ni mes arrière-petits-enfants.» 

«Nous avons sous nos pieds et nos orteils curieux de pas nouveaux, de chemins neufs, une planète immensément habitable... et proche. Peut-être qu’il faudrait commencer par [prendre soin de] celle-là. N’est-ce pas, Nathanaël?»

Yves Bergeras, Le Droit

Yves Bergeras

Yves Bergeras, Le Droit

Yves Bergeras passe son adolescence à écrire des poèmes tristes et publier des articles rigolos dans le mensuel qu'il a cofondé, en France. Il s'exile aux États-Unis, bifurque à l'île de La Réunion, découvre les ficelles du métier de journaliste, puis troque les palmiers pour les érables. Il sévit dans la section des arts du Droit depuis 2002.